Philippe Kelly, un artiste intègre
La nouvelle m’atteint comme une balle. Je me trouve en Angleterre. Quelque chose se cabre en moi sous l’impact. Puis, un proche ayant aussi connu Philippe Kelly lance : il sera mieux ainsi! Est-ce vrai? Nul ne le saura. Mais pour quelles raisons se sentirait-il soulagé d’avoir quitté la vie à peine dans la soixantaine?
Était-il physiquement atteint de maladie? Mais ce n’est pas le mal physique qui me vient à l’esprit en pensant à Philippe Kelly. Il serait plus juste de parler de mal-être. Cette profonde gêne à comprendre son environnement social, une difficulté grandissante à négocier des termes d’échange avec le prochain, la certitude de porter en soi une symphonie insoupçonnée de formes et de couleurs. Philippe Kelly était artiste de la tête au pied. Toute son existence n’a été qu’une intense empoignade avec ce qui constitue l’être humain. Toujours à partir d’un regard inquisiteur, une fascination pour le miracle de la forme, un sens du rythme emportant tout sur son passage : la feuille et le vent, la nature et sa créature, la couleur et l’émotion. Philippe était persuadé qu’il était le meilleur peintre vivant à Maurice. Avait-il raison? Seules ses peintures léguées généreusement au temps par l’artiste sauront lui accorder la place qui lui revient à titre posthume.
Notre amitié prit forme dans la chanson amateur. Chacun de son côté, nous avions tous les deux découvert les paroles et la musique venues de si loin par la voix de deux newyorkais, Simon et Garfunkel. Philippe jouait à la guitare depuis jeune et il avait une voix grave et une oreille juste. Chaque samedi matin, je le retrouvai à la route St. Jean, et sans qu’il ne se brossa les dents, il empoignait sa guitare et allumait une première cigarette. Et l’on interprétait un petit répertoire à deux voix. Une rencontre entre deux jeunes adultes, pas tout à fait sûrs encore des voies à suivre, mais certains que l’art était un territoire réservé à certaines âmes. Comment quelqu’un trouva-t-il le moyen de retransmettre l’un de nos duos amateurs à la seule radio nationale? Je ne me souviens pas. Par la suite, le théâtre m’offrit un abri durable; Philippe Kelly se métamorphosa en peintre.
Philippe a enseigné la peinture au Collège Eden, à Rose-Hill, où nous étions collègues, puis à l’institut Mahatma Ghandi Institute, à Réduit. La peinture ne devait pas être pour autant un moyen de gagner sa vie, ni une simple activité de transmission de la technique du pinceau ou de l’art de la composition. Non. Il appartenait, comme moi, à cette génération déterminée à transformer le monde. Par où commencer, sinon en transformant son propre monde? L’argent manquait toujours depuis jeune. Bourgeois, Philippe ne le sera jamais : il aimait trop les petites gens. Opter pour le refuge dans la classe moyenne créole selon la pigmentation? Autant réinventer d’autres critères pour un respect mieux mérité. Se faire beaucoup d’argent? La question d’argent est demeurée un souci permanent dans la vie de l’artiste qui fit confiance à son art, au point de lui exiger les moyens de nourrir son créateur. Difficile gageure dans un pays comme Maurice.
Chez Philippe Kelly, seule le critère de qualité devait primer dans sa quête d’absolue. Rien d’autre ne comptait. L’apparence physique, le confort matériel, le discours savant, la fréquentation des puissants, c’était le cadet de ses soucis. Il dédaignait le snobisme tellement étouffant d’un jeune pays où le faire-valoir prime sur le savoir-faire. Sans doute les relations humaines ont été pénibles pour ceux qui partageaient sa vie. Sa belle épouse lui avait donné trois fils avant de disparaître, trop tôt et trop jeune, un peu tragiquement comme happé par le fond tourmenté d’une des toiles de son incompréhensible mari. J’avais été invité à leurs noces, au temple de l’avenue Stanley, Quatre Bornes.
Philippe Kelly réussit à obtenir une bourse pour aller étudier les grands maîtres dans un conservatoire de Paris. A-t-il eu tort de revenir dans cette île Maurice qu’il reconnaissait de moins en moins, au fil des dernières années de sa vie? Ceux qui l’aimaient ne pouvaient nier le sentiment que cet homme ressemblait de plus en plus à une pièce d’or recouverte par la moisissure ambiante. Il suffisait alors de relever la tête vers ses tableaux, alignées fièrement au mur de sa dernière exposition pour se convaincre que, non, la vraie valeur était intacte. Honte plutôt à la moisissure! Comment un pays comme Maurice se permet-il à ce point d’ignorer, voire d’abandonner ses créateurs les plus authentiques? Philippe Kelly était un artiste intègre et un peintre totalement dévoué à saisir une fuyante vérité, recomposée entre les cadres de chacun de ses tableaux. Le portrait était le style qui le passionnait, bien que souvent une sourde violence ébranlait ses sujets pour en secouer les formes dans un séisme de couleurs.
Les sujets du peintre Kelly étaient à dimension humaine. Il préférait que des modèles posent pour lui, au lieu de traiter la nature luxuriante de cette belle île ambiguë. La peinture abstraite représentait à ses yeux un refus ou une lâcheté. Il reste encore des secrets inépuisables à explorer dans le mystère d’un corps de femme, dans la silhouette musclée d’un homme se détachant du flanc de l’une de nos brunes montagnes. La mode ne le troublait pas; le succès ne valait jamais le prix d’une compromission. Philippe a dû payer autrement, souvent en s’imbibant d’alcool….
Philippe Kelly était courageux. En ces sombres années 90s, où la Créolité sombrait dans la névrose ou le malaise, Kelly alla planter son chevalet au cœur du quartier de Roche Bois, ce faubourg de Port Louis. Il se livra a une étude des nuances et de la beauté encore méconnue (méprisée?) de la peau noire. La grande majorité de ses compatriotes étant après tout d’une pigmentation foncée, il était temps de leur rendre un peu de dignité, de réconcilier la beauté différente de l’homme noir et la femme noire avec le pinceau du peintre refusant de cligner de l’œil. Cette étude émergea des allées sombres du faubourg, dans une exposition au cœur de la capitale – au foyer du théâtre de Port Louis. De passage à Maurice, j’en fus tellement touché que je lui offris un séjour et une exposition en Angleterre. C’était dans le cadre des célébrations du nouveau millénaire en 2000. Ainsi, Philippe Kelly put exposer pour le public londonien, à Covent Garden, à l’Africa Centre, après avoir été présenté à la communauté mauricienne à Londres, à la mairie de Wandsworth.
Il me reste de ces retrouvailles sur les routes tortueuses de la création artistique, une poignée de tableaux qui me sont particulièrement chers. Philippe avait cette façon de vous approcher après des années de séparation : le tableau que j’achève en ce moment est fait pour toi, déclarait-il. Non, ce n’était pas une astuce de marketing. Plutôt un besoin vital de confier une de ses créations au temps, en choisissant soigneusement celui ou celle qui en prendrait le plus grand soin, de sa dernière saignée rouge vif.
Notre amitié était intacte, après toutes ces années, quand je le dénichai récemment dans les rues du village du Nord de l’île, où il avait fui les hypocrisies de ses contemporains urbains. Je garderai de Philippe Kelly le souvenir d’un rire sonore et gras, faisant mentir une âme tourmentée par la certitude de la beauté complexe et insaisissable de l’humain. Un peu à l’image du Créateur qui aura tout de même bien mis à l’épreuve sa créature.
DANIEL LABONNE
Angleterre. 28 Novembre 2008.